Skip to main content

ESPAGNE Michel

By 29 septembre 2022octobre 3rd, 2022Non classé

Apprendre l’anthropologie au Vietnam : de Charles Robequain à Pierre Gourou

Learning anthropology in Vietnam: from Charles Robequain to Pierre Gourou

L’HISTOIRE du colonialisme en Indochine et plus particulièrement au Vietnam est une histoire d’exploitation des ressources matérielles et humaines sur fond d’intérêts géopolitiques, ceux de la pénétration de l’espace chinois et de l’Asie en général. Cette histoire s’accompagne néanmoins, dans le cas du Vietnam notamment, d’une tentative de compréhension de la société et de la culture vietnamienne confiée à des universitaires et chercheurs qui ne s’y sont pas enrichis, n’y ont fait parfois que de brefs séjours mais y ont puisé des impulsions intellectuelles susceptibles de modifier le paysage intellectuel français. Si les travaux de Georges Condominas[1] sont emblématiques d’une dette française vis-à-vis du Vietnam en matière de recherches anthropologiques, on lui trouve des prédécesseurs dès les années 1920 et 1930 dans les travaux de jeunes universitaires, venus de la géographie, dont le passage par le Vietnam a été déterminant. Je souhaiterais me concentrer ici sur les travaux de deux chercheurs dans la phase initiale de leurs recherches, Charles Robequain et Pierre Gourou. Leurs thèses qui sont marquées par une appréciation esthétique du Vietnam et la tentative de le décrire dans un langage presque littéraire illustrent ce que l’on pourrait présenter comme un moment vietnamien dans l’histoire des sciences humaines et sociales en France.

Savoirs orientalistes

Dans les dernières années du XIXe siècle se manifeste en France la conviction qu’il conviendrait, sur le modèle déjà ancien des Ecole françaises d’Athènes et de Rome, de fonder une institution consacrée à l’étude des cultures et des langues d’Asie. L’École française d’extrême orient (EFEO) a été fondée au Vietnam, mais les figures qui ont joué un rôle essentiel dans sa fondation étaient souvent plus attirées par l’Inde, comme le premier directeur Louis Finot à partir de 1898, ou par la Chine que par l’Asie du Sud-Est. Même si la création de cette école a joué un rôle important dans une valorisation des traditions asiatiques, il ne faut pas oublier qu’elle a lieu dans le contexte du colonialisme qui envisage l’étude des cultures de l’Asie comme une manière de mieux les contrôler, qui souhaiterait assigner à l’EFEO une fonction de formation autant que de recherche. Et l’administration coloniale, tout en reconnaissant l’indépendance de l’EFEO, conserve une certaine influence sur cette institution qui se différencie dans son recrutement des écoles d’Athènes et de Rome en rattachant ses élèves à un âge plus avancé, et en intégrant des personnalités parfois plus atypiques comme le prêtre Léopold Cadière. L’EFEO dont l’histoire initiale a été décrite de façon très complète dans la thèse de l’historien Pierre Singaravélou[2] est marquée par une ambiguïté fondamentale. On trouve parmi ses membres des personnalités proches du Maréchal Pétain comme le Russe Victor Goloubew, né à Saint-Pétersbourg, car il y a un nombre non négligeable d’étrangers parmi ses membres. Mais on rencontre aussi la personnalité d’un Paul Mus qui participa à la résistance et se déclara favorable à l’indépendance du Vietnam. Si les Vietnamiens ne sont pas très nombreux on y trouve tout de même Nguyễn Văn Huyen, qui fut ministre de l’éducation du Vietnam indépendant en 1946. L’orientalisme, cette science du XIXe siècle, a joué un rôle important dans la création de l’EFEO et cela explique notamment que de Paul Demiéville à Henry Maspero en passant par Jean Filliozat de grandes figures de la sinologie ou de l’indianisme français soient passés par l’Ecole de Hanoi. L’archéologie, discipline de George Coedès, directeur de 1926 à 1946, est également un des thèmes centraux d’une institution qui a pris en charge l’étude du temple d’Angkor. Mais l’anthropologie a également fait partie des domaines d’investigation privilégiés. Le directeur qui succéda à Coedès, Paul Lévy, né à Saigon et spécialiste de paléo-ethnologie et d’histoire des religions, était anthropologue. Notons au demeurant dans ce contexte marqué en Europe par l’antisémitisme que ces deux directeurs successifs (de 1926 à 1950) étaient Juifs. Membre de l’EFEO à partir de 1941 le Juif allemand Rolf Stein est même devenu professeur de chinois au Collège de France. Il est certain que beaucoup de membres de l’EFEO, même si la question du colonialisme n’est pas étrangère à l’histoire de l’institution, étaient des savants de premier plan qui, après un séjour souvent long en Asie, ont poursuivi leur carrière à l’École pratique des hautes études de Paris, à l’Université et parfois au Collège de France. Tous les jeunes universitaires français envoyés à Hanoi n’étaient pas membres de l’EFEO de plein droit. Certains étaient simplement associés et enseignaient au lycée, tandis que nombre de membres de l’EFEO y assuraient également une activité d’enseignement. Beaucoup sont rentrés avec des résultats de recherche liés à leur séjour au Vietnam, en partie publiés dans le Bulletin régulier de l’Ecole, à de multiples rencontres souvent occultées ou minimisées avec des informateurs vietnamiens. Il est clair que l’histoire de l’EFEO peut être envisagée comme l’histoire d’un moment des sciences humaines en France qu’on peut l’aborder à travers une sociologie et une prosopographie des pensionnaires. Correspondant à une logique des institutions françaises cette histoire correspondrait à ce que l’on reproche à l’orientalisme, celle d’une construction de l’Orient selon les intérêts, les préjugés et les projections européens. Il y aurait toutefois à prendre en compte une autre dimension, concernant aussi bien les pensionnaires de l’EFEO que beaucoup d’enseignants passés par le lycée de Hanoi : il s’agirait d’observer l’émergence d’une science non pas confortée par le contact avec une réalité sociale autre, mais résultant directement de ce contact, comme si le Vietnam, et c’est la thèse centrale de cette contribution, avait permis l’émergence d’un savoir nouveau. L’histoire de l’EFEO, institution française mise en parallèle avec Athènes ou Rome et envisagée comme un moment du parcours académique entre l’Ecole normale supérieure et l’Ecole pratique des hautes études, ne doit pas dissimuler ce que les sciences humaines françaises ont simplement appris du contact avec le Vietnam.

Pour illustrer la contribution vietnamienne à l’élaboration de l’anthropologie en France nous nous concentrons sur le parcours de deux géographes Charles Robequain (1897-1963) et Pierre Gourou (1900-1999) qui ont tous deux écrit leur thèse au Vietnam. Celle de Robequain, publiée en 1929 et préparée durant un séjour de quatre ans au Vietnam est intitulée Le Thanh Hóa. Etude geographique d’une province annamite. Celle de Pierre Gourou, publiée en 1936, après des recherches qui se sont étalées de 1931 à 1935, s’intitule Les Paysans du delta tonkinois. Durant la rédaction de sa thèse Charles Robequain a enseigné un moment au lycée Albert Sarraut. Après son retour en France il est devenu professeur de géographie et a terminé sa carrière, à partir de 1937, sur une chaire de géographie tropicale créée pour lui à la Sorbonne.

Pierre Gourou, de son côté est parti en Indochine pour enseigner à Hanoi. Le général Võ Nguyên Giáp fut l’un de ses élèves. Rentré en France il a d’abord enseigné à Bordeaux avant d’occuper la chaire d’étude du monde tropical à partir de 1947 et jusqu’en 1970. Il a été co-fondateur avec Claude Lévi-Strauss de L’Homme la revue française d’anthropologie, ce qui montre bien l’horizon de ses travaux de géographe. Il a aussi été marqué par l’École des Annales et accorde une attention particulière à l’histoire du territoire dont il étudie les particularités humaines, de la mentalité de ses habitants. Bien que le poète Aimé Césaire ait reproché à Pierre Gourou de suggérer une contradiction entre le développement de l’industrie et la préservation des cultures locales, celles-ci intéressent au plus haut degré Pierre Gourou. Entre Charles Robequain et Pierre Gourou on peut d’emblée observer un parallélisme puisque tous deux étudient des cultures situées dans des deltas confrontées aux problèmes de l’irrigation et vouées à la riziculture. Tous deux s’attachent à décrire les ethnies rencontrées et à évoquer les métissages dont elles résultent. Tous deux ne parlent des cultures ou des villages que parce qu’ils représentent une somme de travail humain. Tous deux sont frappé par la qualité esthétique des paysages et des scènes humaines comme les groupes de paysans traversant les rizières et s’arrêtant dans une auberge dominée par un banyan pour y boire un bol de tisane amère[3]. Ils sont également sensibles aux qualités esthétiques des Deltas que Pierre Gourou décrit comme le ferait un historien d’art devant un tableau impressionniste : « « Sa joliesse et sa beauté peu à peu se dévoilent aux yeux de celui qui consent à subir l’initiation nécessaire, qui suit aux diverses saisons digues et sentiers et pénètre dans les villages. Il est à l’intérieur de ceux-ci des ensembles délicieux. Une mare aux eaux lourdes se couvre en partie d’herbes aquatiques d’un vert éclatant et velouté : les jeux de lumière que varient les bambous jaillissants, impénétrables et pourtant légers, naissent et s’éteignent sur les eaux libres ; un homme fait ses ablutions à la pointe d’une planche jetée sur la mare, et apporte à l’ensemble l’éclat plus vif de son corps luisant sous l’eau qui l’arrose. Un monument au toit cornu, les banians aux troncs multiples qui l’ombragent, leurs reflets dans une mare arrondie, constituent souvent une harmonie délicate et paisible, que rend plus pénétrante l’atmosphère opaque, encore alourdie par les innombrables fumées du village. » [4] De très nombreuses photographies, qui viennent tout autant appuyer l’approche esthétique que la démonstration, accompagnent le texte des deux thèses. Si quelques rares paragraphes évoquent « l’action de la France » ils correspondent principalement à des formules stéréotypées et ne constituent nullement le fil conducteur des démonstrations. L’action de la France, peu perceptible, reste complètement au second plan.

Sources et groupes ethniques

Pour aborder leur étude de la géographie, c’est-à-dire, par un glissement immédiat, de la population des Deltas du Tonkin Charles Robequain et Pierre Gourou ont besoin de se référer à des sources. G. Coedès dans un livre sur les textes antiques relatifs à l’Extrême 0rient avait déjà rappelé que des envoyés de Marc-Aurèle auraient, en 166 de notre ère, débarqué au Vietnam[5]. Les traductions françaises de textes chinois anciens, dans leur traduction par Henri Maspero sont régulièrement sollicitées : « Il est en effet, un texte précieux, le plus ancien que nous ayons sur la région, qui nous décrit assez précisément l’état de la plaine en 44 AD, lorsque le général chinois victorieux au Tonkin envahit le Thanh Hóa et remonte jusque vers Bái Thượng pour châtier les rebelles. »[6] C’est encore aux travaux historiques d’Henri Maspero que Pierre Gourou emprunte des éclairages sur l’histoire ancienne des digues depuis l’Antiquité et surtout à partir du XIIIe siècle[7]. Cette histoire ancienne du Tonkin est liée à l’histoire de la Chine, l’immigration chinoise ayant, selon Charles Robequain, atteint Hue dès la fin du IIIe siècle avant notre ère[8]. Mais une originalité de l’approche de nos géographes est qu’elle repose aussi sur des sources vietnamiennes. Dès 1904 Léopold Cadière et Paul Pelliot avaient fourni dans le Bulletin de l’EFEO une « première étude sur les sources annamites ». Mais si l’on excepte un ouvrage sur Les Annales impériales de l’Annam (traduit par Abel des Michels), trop peu d’ouvrages vietnamien sont traduits[9]. A défaut d’un nombre suffisant de sources publiées, il faut donc se tourner vers la mémoire populaire conservée dans les communes. Il s’agit par exemple de la biographie du génie local censé avoir fondé le village. Ces « thẩn tÍch » datent souvent de l’époque Lê et beaucoup de « thẩn tÍch » du Thanh Hóa peuvent être attribués à un lettré, Nguyễn Bính, qui les aurait composés vers 1572[10]. Mais il est utile de prolonger la recherche de sources jusqu’à la mémoire des familles : « Au premier plan se placent les ‘gia phả’ ou livres généalogiques que conservent beaucoup de familles <…> Les plus utiles seraient ceux des familles qui sont toujours restées modestes ; en effet une génération qui accédait aux honneurs s’empressait de faire recomposer le texte par un lettré de renom qui se croyait obligé d’y ajouter des embellissements. »[11]

La recherche géographique sur les Deltas aboutit très vite à une approche ethno-anthropologique fondée sur ce que disent ou ont écrit les Vietnamiens eux-mêmes. L’homme est en effet au centre du propos et Robequain fait état de ses lectures de Lévy-Bruhl, de Spencer ou des travaux sur l’Australie de Gillen [12]. Il faut dire que dans le Thanh Hóa Robequain est immédiatement confronté à une pluralité de groupes ethniques installés principalement dans l’arrière-pays montagneux. L’opposition entre le Delta du Thanh Hóa et les zones montagneuses est à la base de son approche. Il y a les Thai, les Mường et au milieu d’eux les Man, prétendument venus de Chine, et les Mèo : « Alors que les Man de la province sont répartis en 3 îlots séparés par des zones d’habitat Thai ou Mường, le peuplement Mèo forme un bloc cohérent. Cependant leurs cases sont beaucoup plus dispersées que celles des Mèo. »[13] Il n’est toutefois pas question de diviser la population en ethnies totalement distinctes. Même si les Mường et les Vietnamiens n’ont pas d’origine commune, la proximité linguistique est l’indice d’une longue cohabitation historique[14]. Il y aurait même un glissement dans l’emploi par les Vietnamiens du terme Mường pour désigner moins une ethnie que la population de l’arrière-pays[15]. Les groupes ethniques se distinguent par le costume des femmes ou par les pièces de mobilier. Ainsi les Mèo s’entourent de nombreux objets de bois, auges, seaux, longues écuelles et cuillères qu’ils travaillent eux-mêmes[16]. Les ethnies occupent des territoires mais Robequain a aussi observé l’existence dans le Thanh Hóa d’un canton de Vietnamiens mobiles qui vivent sur leur barque et vendent le poisson le long de la côté, constituant une sorte de canton flottant ayant échappé à la sédentarisation[17]. Dans cette population Pierre Gourou s’inquiète de ses origines profondes, qui seraient indonésiennes : « L’existence d’éléments indonésiens dans le type ethnique, les langues et la civilisation des Annamites n’est pas douteuse <…> au moment où les Chinois arrivent dans le Delta ils trouvent une population probablement formée d’éléments indonésiens, mélanésiens <…> Cette population n’était pas très différente de ce qu’on appelle aujourd’hui les populations Thai. »[18] Une influence chinoise, sensible indirectement depuis le second siècle avant notre ère, s’exercerait directement à partir de l’expédition de Ma Yuan en 42 après J.-C, mais aboutirait d’une part à consolider l’organisation du Vietnam, et d’autre part à susciter de nombreux métissages entre Thai, indonésiens et Chinois[19].

Le regard anthropologique que la réalité du Vietnam oblige les géographes à porter tient précisément à la question des migrations et des métissages. Ainsi les populations vietnamiennes (Thai et Mường compris) viennent de façon générale du Nord et se dirigent vers le Sud[20]. Des rencontres résultent des phénomènes d’emprunt : « Il arrive que l’Annamite prenne quelques traits Mường, fasse des rẫy, perche sa case sur pilotis. Mais c’est le montagnard surtout qui change. »[21] Les artisanats du Thanh Hóa qu’observe Robequain sont liés aux divers courants d’immigration venus du Nord, du Tonkin et au-delà de la Chine[22]. Une large dynamique de transferts entre cultures se manifeste aux yeux des observateurs, l’unité du Vietnam résultant précisément de ces échanges et de ces appropriations en chaîne. Ainsi les Khâ seraient selon Robequain des aborigènes refoulés dans la montagne par les Annamites et les Thai venus du nord. Beaucoup de Thai du Thanhh Hoa ont eu des ancêtres Khâ et se sont transformés, une forme d’assimilation déjà ancienne mais qui n’exclut pas la persistance de hameaux Khâ ou des mariages intercommunautaires : « Ainsi saisit-on sur le vif, dans une province où les Khâ sont pourtant très rares, deux processus différents mais qui peuvent ailleurs se mêler, de l’assimilation des Khâ par les Thai : la cohabitation dans un même hameau et le métissage. »[23] Reconnaissables aux costumes des femmes et aux maisons, les processus d’assimilation et de métissages entre ethnies dans un ensemble vietnamien sont un appel à l’analyse anthropologique de l’Asie. L’étroitesse des vallées ou l’instabilité politique, la porosité des frontières font partie des causes du nomadisme et des rencontres qui en sont résultées. La mise en évidence de ces mouvements, qui marginalisent les colons, peu présents au demeurant dans le Thanh Hóa des années 1920, trace le cadre d’un nouveau savoir scientifique.

Les langues parlées font naturellement partie des traits distinctifs des différentes ethnies, même si les géographes ne sont pas des spécialistes de linguistique. Dans le Thanh Hóa on distingue ainsi selon Robequain 6 groupes linguistiques : les Annamites ou Vietnamiens, le groupe Mường, le groupe Thai, le groupe Khâ, le groupe Man et le groupe Mèo[24]. Les Mường, déjà étudiés par Henri Maspero et essentiellement situés dans la province de Hòa Bình sont linguistiquement proches des Vietnamiens. Les Thai en revanche en sont très éloignés et s’il arrive que les Mường et les Thai de deux hameaux voisins soient en situation de bilinguisme, ils relèvent de groupes différents, ce qui intéresse le linguiste et l’anthropologue mais moins le géographe, les modes de culture et d’habitat étant largement partagés [25]. Les Thai et les Mường ont deux traditions d’écriture distinctes : « Les Thai ont en effet des caractères qui se rapprochent des alphabets laotien et birman, tandis que les Mường utilisent comme les Annamites, les caractères de type chinois. Mais les autres éléments de civilisation paraissent communs, en tout cas bien peu différents : peut-on savoir quel groupe les a imposés à l’autre ? »[26] L’enquête de Robequain aboutit à la constatation qu’il n’y a pas de correspondances absolues entre les groupes ethniques et les groupes linguistiques ni entre ces groupes et les habitudes de vêtement ou d’habitat. Cette non-correspondance des types de classification constitue un nouvel élément d’une approche anthropologique.

Un système social

Observant la société vietnamienne Charles Robequain et Pierre Gourou s’attachent à décrire les traits caractéristiques des communautés et l’organisation sociale interne tout en notant que les études de détail font encore défaut. Ils insistent sur l’autonomie des communautés dans lesquelles l’État ne s’immisçait pas trop pourvu qu’elles s’acquittent de certaines charges[27]. L’État n’a pas affaire à des individus mais à ces communautés largement auto-gérées[28]. On y trouve une juxtaposition de propriété communale et privée : « Il est probable qu’autrefois, lorsque les Annamites étaient encore divisés en tribus, le sol était, comme chez les Mường d’aujourd’hui propriété collective ; peu à peu se développa la propriété privée en même temps que la féodalité succombait sous les efforts d’un pouvoir central de plus en plus solide. »[29] Les 88 cantons du Thanh Hóa sont placés sous la haute autorité d’un gouverneur ou « thống dốc » assisté d’un responsable de l’assiette de l’impôt, d’un chef du service judiciaire, d’un ínpecteur des études et d’un commandant de la milice provinciale[30]. L’ordre des préséances est important dans la vie du village où l’on distingue les vieillards, les mandarins, les anciens officiants du culte du village, les paysans désirant fortement faire partie de ces notables[31]. A l’intérieur de la communauté singulière ou Xã, elle-même subdivisée en plusieurs hameaux ou thôn intervient une autre hiérarchie. A sa tête se trouve le « Lý trưởng» assisté du responsable des travaux publics, du gardien du riz, du gardien du registre cadastral et du garde-champêtre.[32] La reconnaissance et compréhension des hiérarchies est aussi une clef de compréhension du fonctionnement des structures sociales. Les frontières des Xã ne sont pas intangibles mais peuvent s’enchevêtrer, se morceler en multiples enclaves qui compliquent l’organisation sociale[33]. C’est une possibilité d’organisation sociale complète que les géographes-anthropologues découvrent en tentant de comprendre la répartition et la gestion des terres du Tonkin. Ils ne négligent pas les principes symboliques fédérateurs des communautés : « A certaines dates bien déterminées ils vénèrent ensemble le même patron qui, venu autrefois avec quelques compagnons et serviteurs pour défricher ou remettre en valeur un territoire inculte ou déserté, fut plus tard consacré génie par la gratitude spontanée des habitants et l’octroi officiel des brevets impériaux. »[34] On a affaire à une forme spontanée d’histoire régressive cherchant dans la réalité des communautés villageoises les traces d’un lointain passé, une histoire régressive qui connecte anthropologie et historiographie.

La plaine du Thanh Hóa est divisée en circonscriptions à la tête desquelles siège un mandarin. Après avoir envisagé le système communautaire dans son ensemble, les géographes anthropologues descendent au niveau du village. Dans le delta tonkinois la population serait en moyenne de 910 habitants et l’on distingue des villages sur les reliefs, à l’abri des inondations, des villages de bourrelets fluviaux construit en parallèle au fleuve et des villages de bordure de collines[35]. Enfin il y a les villages de cordons littoraux fondés sur des lais de mer avant la stabilisation des cordons littoraux[36]. Une haie de bambous complétée par des plantes épineuses protège le village contre le monde extérieur tout en marquant les limites de la communauté[37]. Pierre Gourou parle d’une limite sacrée de la communauté. A l’intérieur du village les habitations sont bâties autour d’une cour centrale, si bien qu’aucune fenêtre n’ouvre sur la rue principale[38]. Par rapport aux rues principales parallèles, des impasses sont disposés en dents de peigne[39]. Il reste des bandes de terres inoccupées, dos du dragon sur lesquels de nouvelles maisons pourront être construites, mais un critère religieux peut aussi expliquer la forme du village lorsqu’il s’agit, par exemple, de ménager une perspective sur le fleuve rouge et une pagode bouddhique[40]. Dans leur déchiffrement des formes et structures du village vietnamien les géographes anthropologues rencontrent le phénomène de la géomancie : « La géomancie décèle deux sortes d’influence : d’une part celle des cinq éléments, d’autre part celle du souffle de la nature. Le souffle comporte une inspiration qui est favorable, et qui est représentée par le dragon, et une expiration qui est funeste et qui est représentée par le tigre. » [41] Un village doit être situé dans la meilleure position par rapport à la circulation des souffles. Il n’y a rien de très nouveau dans la mise en avant des principes de la géomancie, mais leur utilisation dans un ouvrage scientifique de géographie signale un apprentissage et une appropriation des perspectives vietnamiennes sur leur propre environnement. Enfin on ne saurait parler du village sans énumérer les éléments symboliques qui le structurent. Il y a la pagode bouddhique, bâtie hors de l’enceinte, mais surtout le Đình élevé à l’intérieur et servant à la fois de maison commune et de temple du génie du village[42]. Les génies tutélaires peuvent rapprocher plusieurs villages frères qui organisent des fêtes de célébration communes[43]. De nombreux cultes particuliers viennent s’ajouter. Pour nos observateurs européens, le village est un espace politique et économique mais au départ surtout symbolique.

Après être passé de la communauté au village on parvient au niveau de la maison. L’habitat est totalement adapté à une topographie de la riziculture : « L’homme qui préfère pour son établissement, un sol aussi bien drainé que possible, s’installe sur les parties les plus élevées, sur les bords extrêmes des cuvettes qui se juxtaposent, plus ou moins vastes et profondes, dans les hautes et les basses terres. »[44] Cette disposition est favorisée d’autre part par le souci d’entourer la maison de vergers et de cultures sèches, réclamant des engrais et des soins permanents. Charles Robequain analyse le plan type d’une maison de Trung Thôn dans le Thanh Hóa. Elle comprend deux corps en équerre divisés en trois ou quatre compartiments dont le plus grand est au centre : « C’est la pièce d’honneur abritant les âmes des ancêtres familiaux, attachées aux stèles de bois dressées sur une étagère, et où se superposent les caractères de leurs noms <…> aux cloisons pendent, calligraphiées en grandes lettres noir ou or sur fond de papier rouge, les ‘sentences parallèles’ empruntées aux moralistes chinois <…> C’est là, devant les bois de ‘nếp’ et dans la fumée des baguettes d’encens, que s’accomplissent, aux anniversaires, pour les mariages et lors des grandes fêtes comme le têt, les rites traditionnels, assurés par le chef de famille, et nécessaires au bonheur des morts et des vivants. »[45] Des images de couleur illustrant des génies ou des héros complètent la décoration de cette pièce que les géographes-anthropologues abordent avec la conviction de découvrir un autre système du monde. La cuisine et l’étable sont aux extrémités de la maison tandis que la cour sert notamment à battre le riz. Pierre Gourou livre les descriptions les plus précises des maisons vietnamiennes. Il faut dire qu’il a été à bonne école puisque son élève, le futur général Giáp, l’a aidé à rassembler la documentation utile à ce chapitre de sa thèse. Sans nul doute d’autres interlocuteurs vietnamiens, restés eux anonymes, ont œuvré aux descriptions des jeunes universitaires français. On ne peut se départir de l’impression qu’une relation de maître à disciple s’instaure : on ne connaît pas nécessairement les maîtres mais les thèses sont à tout le moins le résultat d’un dialogue et d’un apprentissage. Frappante est dans la structure de la maison vietnamienne l’importance de la charpente, qui, posée sur des colonnes, soutient toute la maison et représente l’essentiel de la structure[46]. La maison vietnamienne se distingue fortement de la maison des ethnies montagnardes, située à deux mètres du sol, accessible par un escalier au pied duquel un récipient d’eau permet de se laver les pieds[47]. La maison vietnamienne est plus sombre et tournée de préférence vers le Sud. Pierre Gourou, lui aussi, est fasciné par la salle d’honneur qui est un peu le cœur de la culture à laquelle il s’initie : « l’autel des ancêtres se dresse dans la travée centrale : il se compose de trois meubles placés les uns derrière les autres ; les deux premiers supporteront des vases où l’on plante des jossticks, et les plateaux à offrandes où à certains jours, et particulièrement au premier de l’an annamite, s’entassent des fruits choisis parmi les plus beaux et les plus rares, et des gâteaux de bánh trưng. Sur le dernier meuble enfin s’élève le trône de génie qui supporte la tablette des ancêtres. »[48] Des « sentences parallèles » complètent la décoration de ces salles. Une certaine prospérité caractérise souvent cet habitat, élément nucléaire de la culture vietnamienne.

Les digues et le travail

Aussi bien Charles Robequain que Pierre Gourou étudient des paysages de Deltas, Delta du Sông Mã ou du fleuve rouge, et font de ces Deltas le cadre géographique naturel de la culture vietnamienne : « La civilisation annamite, qui pénètre les montagnes de la province a fixé ses traits essentiels dans les Deltas du Tonkin et du Nord Annam. Celui du Sông Mã est l’un de ceux qui ont supporté et entretenu sa lente élaboration, qui l’ont pour ainsi dire nourrie de leur influence, imprégnée de leur vertu et qui ont été en même temps profondément transformés par elle. »[49] Etudier la culture vietnamienne, c’est donc comprendre l’interaction entre le milieu naturel d’un Delta et les hommes ou femmes qui y travaillent. Cette interaction se situe au niveau des digues qui évitent les inondations et permettent l’irrigation et donc la culture du riz. L’histoire des digues retient fortement l’attention des anthropologues géographes. Elles résultent de l’effort continu de générations. On situe généralement la construction des digues sous la dynastie des Trần, au XIIIe-XIVe siècle, mais elles ont certainement une plus grande ancienneté[50] et donnent lieu à une historiographie spécifique. Au XIXe siècle par exemple, on creuse dans les digues des conduits souterrains qui permettent à la fois de drainer les cuvettes après l’inondation et d’irriguer par temps de sécheresse[51]. L’irrigation à partir des digues est en effet exclusivement le résultat de la force musculaire humaine et le travail du paysan consiste très largement à maintenir un niveau d’eau indispensable dans sa rizière[52]. Il convient donc de ne pas perdre de vue la complexité de la culture du riz et des diverses variétés mises en culture suivant la région, le sol, la saison. Le riz gluant est par exemple beaucoup moins abondant que le riz commun. Il exige davantage de soins et n’est vraiment utilisé que pour les occasions solennelles[53]. Dans le bas Delta du fleuve rouge on utilise divers types d’écope pour entretenir le niveau d’eau nécessaire dans les rizières : « A la cadence de vingt-deux coups d’écope par minute un ouvrier travaillant sept heures par jour peut élever cent mètres cubes d’eau : mais on se représente la considérable fatigue que doit donner ce dur exercice ; dans ces conditions un mẫu de rizière placé dans les meilleures conditions d’irrigation exige, si l’on veut y introduire une couche de dix centimètres d’eau, quatre journées de travail assidu, soit à peu près onze journées pour un hectare. »[54] Il y a bien d’autres cultures que le riz dans les Deltas. Le tabac serait venu du Laos au Moyen-âge, la patate aurait été apportée par les Espagnols, le maïs serait arrivé au XVIIe siècle. Mais ces cultures importées n’ont qu’une importance marginale par rapport au riz[55]. Sa culture fait de l’homme « le fait géographique le plus important du Delta »[56] et invite le géographe à se muer en anthropologue dans un espace où chaque anfractuosité du terrain et chaque forme de végétation est le résultat de l’action humaine. Mais l’homme n’est pas seulement présent dans ses cultures, ses villages ou ses cimetières. Pierre Gourou souligne aussi l’impression produite par sa présence directe dans les champs.

L’approche anthropologique qu’impose l’étude géographique du Vietnam et de ses Deltas implique de prêter une attention particulière au travail humain. La culture d’un mẫu de rizière représente soixante-dix jours de travail annuel[57]. « Un kilogramme de riz blanc, si l’on tient compte du travail dépensé pour produire le paddy et pour le décortiquer, représente près de trois heures d’effort humain. Au prix du riz en 1934 <…> l’heure de travail n’est payée que dix centimes papier. » [58] Le travail du riz fait apparaître au demeurant des différences de genre. C’est ainsi que le travail des repiqueuses est seulement le travail des femmes[59]. Si le bas prix du riz, récolté deux fois par an dans le Delta du fleuve rouge, permet d’acquérir une nourriture à bas prix, il entraîne aussi la misère des fermiers et métayers dont les conditions de vie sont plus difficiles que celles des petits propriétaires : « En année de bonne récolte il ne leur reste pas grand-chose de ce qu’ils ont récolté et en cas de mauvaise récolte ils ne conservent rien. »[60] L’endettement paysan et l’usure sont des conséquences de cet appauvrissement, les taux d’intérêt exigés conduisant à un asservissement des fermiers et à la dépossession des petits propriétaires. L’étude anthropologique des Deltas débouche sur des considérations économiques et ne dissimule pas les mécanismes d’appauvrissement d’une large part de la population.

Les productions agricoles et artisanales du Delta du fleuve rouge s’échangent sur des marchés nombreux qui se situent non à l’intérieur des villages mais en plein champ de façon à protéger l’enceinte des villages eux-mêmes de l’incursion d’étrangers[61]. La fréquentation des marchés fournit aux anthropologues-géographes une occasion de mieux comprendre la société vietnamienne : « La vie du marché est animée par la présence de marchandes de thé en infusion, de petits aubergistes et d’un devin (thày bói) qui est généralement aveugle. Ceux qui vont le consulter lui remettent quelques chiques de bétel destinées à rendre les esprits favorables. »[62] Plus précis encore dans la présentation des marchés de Thanh Hóa Charles Robequain s’attache à évoquer deux marchés, celui de chợ Tỉnh, à l’ombre de la citadelle de Gia Long et celui de chợ Ban, dont l’implantation, plus complexe, s’expliquerait par la croyance en la valeur géomantique du lieu[63]. De nouveaux marchés s’implantent et pour évaluer leur chance de développement il convient d’analyser les spécificités de la société vietnamienne, depuis les questions géomantiques jusqu’à la question des relations entre les ethnies des montagnes et celles du Delta. Les Vietnamiens assurent par exemple la diffusion des productions des ethnies des montagnes.

Parmi les productions traditionnelles dans le Thanh Hóa il y a bien sûr la soie. La race de vers à soie la plus répandue est la race dite polyvoltine à cocons jaunes dont la durée d’élevage est de 22 à 25 jours. Mais plus que les nombreuses données techniques, il faut noter le contexte symbolique dans lequel Charles Robequain situe cet élevage : « Le magnanier attribue ses échecs aux mauvais esprits qu’il cherche à gagner par des offrandes ; il considère le ver à soie lui-même comme un être mystérieux, très intelligent, l’appelle toujours « monsieur » (« ông tam ») et son grand souci est d’écarter de lui les femmes en couche ou les individus qui reviennent d’un enterrement. »[64] Il y a la briqueterie, la chaudronnerie, les éventails ou les industries alimentaires comme les fromages de haricots de Yên Lảng dont Robequain décrit attentivement la préparation, les modes de préparation étant plus importants aux yeux de l’anthropologue que la commercialisation du produit fini[65]. Les artisanats sont liés à la vannerie, au travail du bois et tout particulièrement les charpentiers : « Tout village annamite est au moins pourvu d’un « thơ mộc», charpentier capable d’assurer, avec l’aide du propriétaire et de ses voisins la construction d’une case ordinaire, c’est-à-dire d’ajuster sur quelques colonnes en bois de « xoan » les bambous ou légers chevrons de la toiture. »[66] Enfin il faut signaler, par exemple chez les habitants du village de Nhuệ Thôn la capacité répandue à tailler les pierres, notamment les dalles, les soubassements, les vases et même les éléphants et les chevaux qui gardent les tombeaux des notables[67]. Relevant, sauf le travail des charpentiers, d’une division du travail, l’artisanat par les méthodes déployées et les objets qu’il crée relève des éléments d’un système culturel dont le Vietnam enseigne aux jeunes Français le décryptage.

Les mots pour une autre culture

Le texte des géographes-anthropologues est parsemé de mots vietnamiens transcrits avec les signes diacritiques, comme si la langue vietnamienne pénétrait le discours français pour faire apparaître des réalités nouvelles. Cet usage des mots vietnamiens dans la description est particulièrement caractéristique d’une distance qui s’abolit pour permettre au lecteur des recherches sur les Deltas d’apprendre à percevoir un nouveau système culturel. Il s’agit d’abord de désigner des objets auxquels les géographes français ne sont pas accoutumés. On apprend ainsi que le « rẫy» a comme originalité d’être un champ non irrigué, profitant d’un incendie de végétation sauvage, et, par conséquent d’être aussi un champ temporaire, destiné à produire une courte série de récoltes, puis abandonné pour un délai plus ou moins long lorsque sont épuisés les principaux fertilisants que contenaient les cendres. »[68] Un simple monosyllabe remplace la présentation d’une tradition agricole. La végétation elle aussi est désignée par son nom vietnamien « lương » (bambou mâle), « xoan » (lilas du Japon), « kó khuong » (palmier) qui présente l’avantage de l’inscrire dans un contexte d’usages sociaux[69]. De même les résultats du travail des tailleurs de pierre sont-ils désignés par leur nom vietnamien. Le soubassement des portes apparaît sous la forme linguistique de « ngạch cữa» indiquant qu’il ne s’agit pas de n’importe quel soubassement mais bien d’un élément du système culturel que constitue la maison vietnamienne[70]. Les bandes de terre inoccupées dans les villages où de nouvelles maisons pourront être édifiées sont des « sống đất»[71]. La tenue vestimentaire des femmes doit être désignée par des termes appropriés recouvrant des spécificités qui ne sont pas directement transposables comme le « cái yêm » des femmes du delta[72] et bien évidemment les particularités culinaires ne peuvent être véritablement désignées que grâce à l’emploi du terme vietnamien comme les fromages de haricots (« bánh đậu »)[73]. Il est difficile de savoir ce que Charles Robequain et Pierre Gourou connaissaient de la langue vietnamienne mais l’emploi de mots empruntés au contexte culturel de leur étude correspond à un élargissement de leurs concepts. Il va sans dire que cet usage de notions empruntées au contexte vietnamien et donc désignées en vietnamien s’impose quand il s’agit d’objets au caractère évidemment symbolique comme les biographies de génies fondateurs conservés par les communes les « thần tích»[74] ou les livres généalogiques que conservent les familles les « gia phả »[75].

Au-delà des objets les institutions vietnamiennes ne peuvent être correctement désignées que si l’on évite les simples transpositions. Cela vaut particulièrement pour les regroupements humains. Dans le Thanh Hóa Charles Robequain s’efforce de distinguer le regroupement de plusieurs agglomérations le « xã » puis des communautés inférieures les « thôn » revendiquant la même origine et le même patron venu défricher les terres[76]. Mais il va au-delà pour distinguer le village (làng), du hameau (xóm), de l’agglomération de taille moyenne (ấp) et bien sûr de la case isolée (trại)[77]. Dans le Delta du Fleuve rouge Pierre Gourou se consacre lui aussi à la caractérisation des divers types de regroupements et crée à partir des désignations vietnamiennes des rubriques de notions adaptées au contexte. Ainsi le « thôn » est un hameau qui peut avoir son « đình », sa maison commune, et sa pagode (chùa) alors que le « xóm » serait selon lui une subdivision, le « giáp » étant plutôt un regroupement religieux[78]. Cet emboitement de structures appelle des modes d’organisation spécifiques. Il y a ainsi un conseil communal élu par les familles et composé de personnalités le « tộc biểu » : « A la tête de ce conseil se trouve le « chánh hương hội » président du conseil communal, qui est en principe le personnage le plus important du village. Ce conseil a sous ses ordres les agents d’exécution : un secrétaire, un trésorier qui font partie du conseil communal, et surtout un « lý trưởng » chargé de s’occuper de l’application des mesures arrêtées par le conseil et de représenter le village devant l’autorité supérieure. Mais toutes les décisions du conseil communal sont soumises au veto du conseil des notables. »[79]. Évoquer les notables c’est mentionner diverses figures de la vie vietnamienne qui peuvent se regrouper entre elles. Il y aurait ainsi l’association des mandarins civils (tư văn), l’association des lettrés non-mandarins (văn phả), l’association des mandarins militaires (võ phả)[80]. Charles Robequain évoque l’existence de descendants des fondateurs de villages, une catégorie sociale désignée par le terme de « thồ tí»[81]. Tous les termes employés peuvent certes donner lieu à une explication ou simplement à une périphrase française désignant leur champ d’application. Mais même si des définitions sont bien fournies on s’achemine, grâce à une tentative de banaliser le terme vietnamien, à une extension des notions anthropologiques. C’est tout particulièrement le cas pour la maison communale le « đình » La vie communautaire passe par l’accomplissements de rituels au nombre desquels on compte des fêtes. Pierre Gourou utilise toujours le vietnamien pour désigner des fêtes dont il définit la nature exacte. Dans le Delta du Fleuve rouge il existe ainsi une fête pour demander aux divinités d’éloigner les maladies (cầu yên) mais aussi une fête pour offrir les prémices du riz du 10e mois (thường tân) ou encore une fête pour demander la pluie (cầu đảo) et même une fête pour chasser les chenilles des rizières (tống trùng)[82].

Le savoir des ethnies se concentre notamment dans des proverbes. Pierre Gourou fait un usage large de proverbes vietnamiens cités dans la langue originale pour étayer des moments de son analyse. Cette utilisation des proverbes laisse supposer d’une part une intervention large d’informateurs vietnamiens mais montre aussi d’autre part la volonté d’une analyse qui repose sur un apprentissage. Pour souligner la relative autonomie des collectivités villageoises par rapport au pouvoir central Pierre Gourou cite le proverbe « La loi du roi cède aux coutumes du village » (phép vua thua lệ làng)[83]. C’est encore un proverbe qui vient mettre en évidence l’attachement au village par rapport aux échanges économiques qui le dépassent : « une bouchée de viande du village vaut mieux qu’un panier de viande qu’on achète » (miếng thịt làng sàng thịt mua)[84]. Il y a là une manière de mettre en évidence la valeur de la consommation de viande dans un rituel collectif qui exige, pour être définie, le recours aux mots vietnamiens. Les proverbes sont l’expression des diverses dimensions du système culturel et il faut passer par ce qu’ils enseignent pour l’appréhender. Ainsi à propos de l’orientation traditionnelle des maisons tournées vers le Sud : « Prendre une femme douce et sage. Orienter sa maison au Sud » (lấy vợ hiền hoà làm nhà hướng Nam)[85]. La relativisation des périodes difficiles dans la vie humaine s’exprime aussi par un proverbe : « on n’est pas riche pendant trois générations, on n’est pas pauvre pendant trois génération s (không ai giầu ba ho, không ai khó ba đời)[86]. L’utilisation chez Pierre Gourou des proverbes en langue originale pour étayer un raisonnement trahit de la part du géographe anthropologue une attitude particulièrement réceptive vis-à-vis du contexte culturel. L’utilisation des mots du Vietnam exprime une volonté d’anthropologie immersive.

Bien qu’il n’ait duré que quatre ou cinq ans le passage au Vietnam de Charles Robequain et Pierre Gourou, pris ici comme des exemples d’universitaires de leur génération, a été un élément décisif de leur formation intellectuelle et a déterminé la suite de leur carrière et de leurs investigations scientifiques à la Sorbonne et au Collège de France. On assiste à l’émergence d’un savoir anthropologique emprunté au Vietnam ou plutôt à l’étude d’une culture des Deltas fondée sur l’utilisation des digues et la riziculture, en situation de complémentarité complexe avec les peuples minoritaires qui la bordent. L’action des informateurs vietnamiens dans les réflexions sur le système symbolique de l’habitat ou sur les dénominations, les proverbes, les usages est évidente, même si elle n’est pas assez soulignée. On peut dire que le Vietnam a été l’une des écoles des élites françaises en sciences humaines et sociales dans les années 1920 et 1930 et le passage par les Deltas un moment fondateur dans la pensée anthropologique. L’effort engagé pour produire un texte de qualité littéraire et communiquer l’impression esthétique par un usage très large de la photographie illustrative a également contribué à donner au récit anthropologique une forme classique.

 *          *          *          *          *

[1] On pense principalement à son ouvrage Nous avons mangé la forêt (1957).

[2] Piierre Singaravélou, L’École française d’Extrême Orient. Paris CNRS-éditions 2019 (première édition 1999)

[3] Charles Robequain, Le Thanh Hóa. Étude géographique d’une province annamite. Paris et Bruxelles, éditions G. Van Oest, 1929, p. 533.

[4] Pierre Gourou, Les paysans du Delta tonkinois. Étude de géographie humaine. Paris, Les éditions d’art et d’histoire, 1936, p. 554-555.

[5] Gourou, p. 134 — G. Coedès, Textes d’auteurs grecs et latins relatifs à l’Extrême Orient, Paris 1910.

[6] Robequain, p. 281.

[7] Gourou, p. 84.

[8] Robequain, p. 302.

[9] Gourou, p. 111

[10] Robequain, p. 282.

[11] Gourou, p. 116.

[12] Robequain, p. 367.

[13] Robequain, p. 231.

[14] Robequain, p. 106.

[15] Robequain, p. 95.

[16] Robequain, p. 234.

[17] Robequain, p. 384.

[18] Gourou, p. 132.

[19] Gourou, p. 133.

[20] Robequain, p. 104.

[21] Robequain p. 140.

[22] Robequain, p. 459.

[23] Robequain, p. 118.

[24] Robequain, p. 251.

[25] Robequain , p. 95-98.

[26] Robequain, p. 101.

[27] Robequain, p. 351.

[28] Gourou, p. 263.

[29] Robequain, p. 353.

[30] Robequain, p. 466.

[31] Gourou, p. 265.

[32] Robequain p. 468.

[33] Robequain , p. 472.

[34] Robequain, p. 468.

[35] Gourou, p. 233 et 238.

[36] Gourou, p. 246

[37] Gourou, p. 249-250.

[38] Gourou p.252.

[39] Gourou p. 252

[40] Gourou, p. 253.

[41] Gourou, p. 257.

[42] Gourou, p. 260.

[43] Gourou, p. 264.

[44] Robequain, p. 476.

[45] Robequain, p. 494.

[46] Gourou, p. 282.

[47] Gourou, p. 342.

[48] Gourou, p. 283.

[49] Robequain, p. 253.

[50] Robequain, p. 311.

[51] Robequain, p. 325.

[52] Gourou, p. 103.

[53] Robequain, p. 336.

[54] Gourou, p 103.

[55] Robequain, p. 339.

[56] Gourou, p. 109.

[57] Gourou, p. 374.

[58] Gourou, p. 387.

[59] Gourou p 382.

[60] Gourou, p. 377.

[61] Gourou, p. 540.

[62] Gourou, p. 543.

[63] Robequain, p. 539.

[64] Robequain, p. 421.

[65] Robequain, p 450.

[66] Robequain, p. 434.

[67] Robequain, p. 441.

[68] Robequain, p. 164.

[69] Robequain, p. 170 et 187.

[70] Robequain, p. 441.

[71] Gourou, p. 256.

[72] Robequain, p. 99.

[73] Robequain, p. 450.

[74] Robequain, p. 282.

[75] Gourou, p. 116.

[76] Robequain, p. 468.

[77] Robequain, p. 473.

[78] Gourou, p. 駧.

[79] Gourou, ibid.

[80] Gourou, p. 268.

[81] Robequain, p.128.

[82] Gourou, p. 271.

[83] Gourou, p. 263.

[84] Gourou, p. 265.

[85] Gourou, p. 313.

[86] Gourou, p. 288.

THE HISTORY of the French settlement in Vietnam implied an attempt by Academics and young scholars to understand Vietnamese society and culture. They have drawn from their discovery of Vietnam intellectual impulses likely to modify the French intellectual landscape.

To illustrate the Vietnamese contribution to the development of anthropology in France, we focus on the work of two geographers Charles Robequain (1897-1963) and Pierre Gourou (1900-1999) who both wrote their thesis in Vietnam. Robequain’s, published in 1929 and prepared during a four-year stay in Vietnam, is entitled Thanh Hóa. Geographical study of an Annamese province. That of Pierre Gourou, published in 1936, after a research period that spanned from 1931 to 1935, is called Les Paysans du delta tonkinois. During the writing of his thesis Charles Robequain taught for a while at the Albert Sarraut high school. After his return to France he became a professor of geography and ended his career, from 1937, on a chair of tropical geography created for him at the Sorbonne.

Pierre Gourou, for his part, went to Indochina to teach in Hanoi. General Giáp was one of his pupils. Returning to France, he first taught in Bordeaux before occupying the chair of study of the tropical world at the Collège de France from 1947 until 1970. He was co-founder with Claude Lévi-Strauss of L’Homme, the French journal of anthropology, which clearly shows the horizon of his work as a geographer.

Both endeavor to describe the ethnic groups encountered and to evoke the interbreeding from which they result. Both speak of cultures or villages only because they represent a sum of human work. Both are sensitive to the aesthetic qualities of the Deltas that Pierre Gourou describes as an art historian would do in front of an impressionist painting. Many photographs, which support both the aesthetic approach and the scientific demonstration, accompany the text of the two theses.

To approach their study of geography, that is to say, by an immediate shift, their study of the population in the Deltas of Tonkin Charles Robequain and Pierre Gourou need to refer to sources. French translations of ancient Chinese texts, provided by Henri Maspero, are regularly quoted. In the absence of a sufficient number of published sources, it is necessary to turn to the popular memory preserved in the communes. This is for example the biography of the local genius supposed to have founded the village. These “thẩn tÍch” often date from the Lê period.

Geographical research on the Deltas leads very quickly to an ethno-anthropological approach based on what the Vietnamese themselves say or have written. In Than Hóa Robequain was immediately confronted with a plurality of ethnic groups settled mainly in the mountainous hinterland. The opposition between the Than Hóa Delta and the mountainous areas is the basis of his approach. There are the Thai, the Mường and among them the Man, supposedly from China, and the Mèo. Concerning the specifically Vietnamese population, Pierre Gourou was worried about its deep origins, which would be Indonesian and Melanesian. A Chinese influence had been felt indirectly since the second century BC.

The anthropological view that the reality of Vietnam obliges geographers to take is precisely related to the question of migration and interbreeding. A broad dynamic of transfers between cultures is evident in the eyes of observers, the unity of Vietnam resulting precisely from these exchanges and these chain appropriations. Clearly marked by the costumes of the women and the houses, the processes of assimilation and interbreeding between ethnic groups in a Vietnamese ensemble were an invitation to the anthropological analysis of Asia.

The languages spoken are naturally part of the distinctive features of the different ethnic groups, even if geographers are not specialists in linguistics. In the Than Hóa we thus have to distinguish according to Robequain 6 linguistic groups: the Annamese or Vietnamese, the Mường group, the Thai group, the Khâ group, the Man group and the Mèo group. The Mường, already studied by Henri Maspero and essentially located in the province of Hòa Bình are linguistically close to the Vietnamese group. The Thais, on the other hand, are very far from them.

Observing Vietnamese society Charles Robequain and Pierre Gourou set out to describe the characteristic features of the communities and the internal social organization while noting that detailed studies are still lacking. They insist on the autonomy of the communities in which the State did not interfere too much under the condition that they fulfill certain charges. The 88 cantons of Than Hóa are placed under the high authority of a governor or “thống dốc”. The order of precedence is important in the life of the village where the inhabitants honor the old men, the mandarins, the former officiants of the worship of the village; the peasants strongly desire to be part of these notables. Inside the singular community or Xã, is subdivided into several hamlets where another hierarchy may be observed. The most important figure is the ” Lý trưởng ” assisted by the head of public works, the rice keeper, the keeper of the cadastral register and the rural warden.

A bamboo hedge completed with thorny plants protects the village from the outside world while marking the boundaries of the community. Pierre Gourou speaks of a sacred limit of the community. Inside the village, the houses are built around a central courtyard, so that no window opens onto the main street. In their deciphering of the forms and structures of the Vietnamese village, the anthropological geographers encounter the phenomenon of geomancy. A village must be located in the best position in relation to the circulation of the natural breaths. There is nothing very new in highlighting the principles of geomancy, but their use in a scientific work of geography signals learning and appropriation of Vietnamese perspectives on their own environment. Finally, we cannot talk about the village without listing the symbolic elements that structure it. There is the Buddhist pagoda, built outside the enclosure, but especially the Đình raised inside and serving both as a common house and as a temple of the genius of the village.

After passing from the community to the village, we reach the level of the single house. Charles Robequain analyzes the typical plan of a house in Trung Thôn in Than Hóa. It includes two bodies at right angles divided into three or four compartments, the largest of which is in the center. Pierre Gourou delivers the most precise descriptions of Vietnamese houses. It must be said that he was at a good school since his student, the future General Giáp, helped him to gather the useful documentation for this chapter of his thesis.

Both Charles Robequain and Pierre Gourou study the landscapes of Deltas, the Sông Mã Delta or the Red River Delta, and make these Deltas the natural geographical framework of Vietnamese culture. Studying Vietnamese culture therefore means understanding the interaction between the natural environment of a Delta and the men or women who work there. This interaction is located at the level of the dykes which prevent flooding and allow irrigation and therefore the cultivation of rice. The history of the dykes strongly holds the attention of geographical anthropologists.

The anthropological approach imposed by the geographical study of Vietnam and its Deltas implies paying particular attention to human work. The cultivation of a rice field mẫu represents seventy days of annual work.

The agricultural and artisanal productions of the Red River Delta are traded on numerous markets which are located not inside the villages but in the open field so as to protect the enclosure of the villages themselves from the incursion of foreigners. Visiting markets provides anthropologists-geographers with an opportunity to better understand Vietnamese society.

Among the traditional productions in Than Hóa there is of course silk. But more than the numerous technical data, it is necessary to note the symbolic context in which Charles Robequain places the raising of silkworms. Beside silk he had to mention the brickyard, the boilermaking, the fans or the food industries like the bean cheeses of Yên Lảng whose preparation he carefully described, the methods of preparation being more important in the eyes of the anthropologist than the marketing of the finished product. Crafts are related to basketry, woodworking and especially to the carpenters.

The text of the geographers-anthropologists is sprinkled with Vietnamese words transcribed with diacritics, as if the Vietnamese language was penetrating French discourse to reveal new realities. This use of Vietnamese words in the description is particularly characteristic of a distance that is abolished to allow the reader of research works on the Deltas to learn the perception of a new cultural system. We thus learn that the “rẫy” has the originality of being a non-irrigated field, benefiting from a fire of wild vegetation, and, consequently, of also being a temporary field, intended to produce a short series of crops. A simple monosyllable replaced the presentation of a whole agricultural tradition. It is difficult to know what Charles Robequain and Pierre Gourou knew of the Vietnamese language, but the use of words borrowed from the cultural context of their study corresponded to a broadening of their concepts. This use of notions borrowed from the Vietnamese context and therefore designated in Vietnamese was clearly essential when it came to objects with an obviously symbolic character such as the biographies of founding geniuses kept by the municipalities, the “thần tích”, or the genealogical books kept by the families, the “gia phả”.

The culture of ethnic groups may be highlighted by proverbs. Pierre Gourou made extensive use of Vietnamese proverbs quoted in the original language to support moments in his analysis. This use of proverbs suggests on the one hand a broad intervention by Vietnamese informants but also shows on the other hand the desire for an analysis based on learning. To emphasize the relative autonomy of the village communities in relation to the central power, Pierre Gourou quoted the proverb “The law of the king yields to the customs of the village” (phép vua thua lệ làng). Another proverb expressed the attachment to the village in relation to the economic exchanges that went beyond it: “a mouthful of meat from the village is worth more than a basket of meat that we buy” (miếng thịt làng sàng thịt mua).

Although it only lasted four or five years, Charles Robequain and Pierre Gourou’s stay in Vietnam, taken here as examples of academics of their generation, was a decisive element in their intellectual formation and determined their following career and their scientific investigations at the Sorbonne and the Collège de France. We are witnessing the emergence of an anthropological knowledge borrowed from Vietnam or rather the study of a culture of the Deltas based on the use of dykes and rice cultivation, in a situation of complex complementarity with the minority peoples who border it. It can be said that Vietnam was one of the schools of French elites in the humanities and social sciences in the 1920s and 1930s. The effort made to produce a text of literary quality and to communicate the aesthetic impression by a very wide use of illustrative photography also helped give the anthropological narrative a classical form.

Menu Général